Plan

Émotions et pensées politiques face au peuple assemblé

Acte premier du débat : la capacité politique du peuple

Irrationalité

Démagogie

Factions (et guerre civile)

Modernité

Acte deuxième du débat : la question du pouvoir

Mais qui est le peuple ?

Retour sur la rationalité politique du peuple

********

« [C]ette légèreté dont les écrivains accusent la multitude est aussi le défaut des hommes pris individuellement, et plus particulièrement celui des princes. » Nicolas Machiavel1

« Nous n’avons pas deux poids et deux mesures pour les vertus des gouvernés et celles des gouvernants ; nous savons que nous-mêmes ne sommes pas sans défaut et que les meilleurs d’entre nous seraient vite corrompus par l’exercice du pouvoir. Nous prenons les hommes pour ce qu’ils sont — et c’est pour cela que nous haïssons — le gouvernement de l’homme par l’homme. » Pierre Kropotkine2

**********************

Est-ce que le peuple a la capacité politique de se gouverner seul, ou a-t-il besoin d’être gouverné par une élite pour que triomphe le bien commun ? Est-ce que le pouvoir est un bien commun, ou le monopole d’une élite ? Dans l’histoire occidentale, ce questionnement a provoqué un clivage dans la philosophie politique, opposant un petit nombre de partisans du peuple à la vaste majorité des philosophes qui maintenaient que le peuple est inapte à l’autonomie politique. Cette question reste importante aujourd’hui, en particulier avec la renaissance d’une ferveur à l’égard de la démocratie participative ou délibérative chez plusieurs philosophes politiques, ainsi que dans les mouvements sociaux (y compris le mouvement altermondialiste), de même que dans quelques institutions politiques officielles, comme en fait foi le fameux budget participatif à Porto Alegre, au Brésil3

Pour clarifier les enjeux philosophiques et politiques de ce débat, je propose deux concepts qui correspondent aux deux attitudes antagonistes : l’agoraphobie politique, soit la peur ou la haine du peuple assemblé à l’agora pour délibérer et se gouverner, et l’agoraphilie politique, c’est-à-dire l’amour du peuple assemblé à l’agora4 Si l’agoraphobie politique propose qu’une élite exerce son « pouvoir sur » le peuple (domination), l’agoraphilie politique a pour objectif politique d’assurer pour le peuple un « pouvoir de » décider ce qu’il désire (autonomie). L’agoraphilie politique est aussi concernée par le « pouvoir avec » : les membres du peuple ont en principe un « pouvoir de » faire et d’agir d’autant plus important qu’ils le partagent collectivement5  

Parmi les quelques philosophes célèbres de la tradition qui ont pris le parti du peuple, on ne retrouve que Machiavel (dans ses textes républicains), Spinoza et Rousseau (mais il s’agit d’un peuple sans femmes), et Marx. À ces auteurs célèbres, il faut évidemment ajouter des anarchistes souvent boudés par l’histoire des idées politiques et la philosophie politique contemporaine. Plusieurs de ces partisans du peuple s’inspirent, pour analyser ses capacités politiques, d’expériences réelles dans l’histoire (Athènes, Rome, etc.), soit de leur époque. Qu’ils soient partisans du peuple ou qu’ils s’y opposent, les philosophes ne s’entendent pas quant au terme qu’il convient d’utiliser pour désigner la bête. Aristote, par exemple, parle plutôt du plethos, c’est-à-dire la masse ou la plèbe6 Thomas Hobbes craint pour sa part la « multitude » inorganisée, mais il croit potentiellement légitime un « gouvernement populaire » ou une « démocratie », si le peuple agit comme un acteur politique unifié, lors de délibérations menées collectivement à l’agora. Pour d’autres, il convient de parler du prolétariat ou de la nation, voire de la race.

Gérard Bras, qui note la multiplicité des significations du mot « peuple », distingue trois significations principales : (1) « [l]’ensemble des citoyens », qu’il nomme le « peuple juridique » ;(2) « les membres de la nation », qu’il nomme le « peuple ethnique » ; (3) le « petit peuple » (ou « couches populaires ») dépourvu « des richesses et du pouvoir, qui s’oppose à la fraction dominante de la société », qu’il nomme « peuple social ».  C’est ce « peuple social » qui sera discuté ici en tant qu’acteur politique qui compte — en principe — tous les sans titre d’une communauté7 La notion de sans titre est reprise à Jacques Rancière8, qui désigne ainsi celles et ceux qui n’ont pas de titre particulier qui pourrait fonder une prétention à gouverner la communauté. Le peuple est cette force politique qui affirme le principe que toutes et tous peuvent prendre part au processus de décision, indépendamment de leurs titres et de leurs fonctions au sein de la communauté ou, pour le dire autrement, que le pouvoir doit être un bien commun. Cette affirmation radicalement égalitaire provoque des réponses passionnées, d’espoir ou de peur.

Émotions et pensées politiques face au peuple assemblé

Les concepts d’agoraphobie politique et d’agoraphilie politique, tels que définis ici, font référence explicitement à l’agora, un terme qui désignait dans l’Iliade d’Homère « à la fois le lieu, les hommes qui s’y trouvent et les paroles qui s’y échangent. Une agora est d’abord la place où se tiennent les assemblées […]. Plus précisément, agora, tant au singulier qu’au pluriel, désigne “la lutte des discours”, “les débats qui ont lieu dans l’assemblée” » au sujet d’une « question concernant la collectivité, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui sont assemblés et jouissent en principe d’un droit de parole semblable »9 Cette pratique qui consiste à s’assembler pour délibérer des affaires communes, voilà l’objet commun qui anime à la fois l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques.

                                                                                   Ruines de l’Agora. Athènes.

Le concept d’agoraphobie est emprunté à la psychologie, pour laquelle il signifie une peur des foules ou des grands espaces (du grec ancien phobia, peur, et agora, espace public). L’agoraphobie politique signifie une peur ou une haine du peuple assemblé dans une agora formelle ou informelle. Les comparaisons et les métaphores auxquelles les penseurs agoraphobes ont recours pour parler du peuple trahissent la peur qui les habite : foule, masse, multitude, plèbe, vermine, hydre, etc. Du point de vue de l’agoraphobie politique, l’agoraphilie politique est généralement dépeinte comme encourageant le règne tyrannique de la majorité des pauvres associé au chaos, à l’irrationalité, à l’immoralité et à l’athéisme, et surtout à la catastrophe économique que représente l’abolition violente de la propriété privée.10

Chez Platon, l’établissement d’une démocratie (directe) est en soit un processus chaotique et violent :

la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques […]. C’est bien ainsi, en effet, que s’établit la démocratie, soit par la voie des armes, soit par la crainte qui oblige les riches à se retirer11

La peur est donc celle des philosophes opposés au peuple, comme celle des ennemis du peuple, dont les « riches » qui choisissent l’exil par crainte du peuple.

Le discours de l’agoraphobie politique pointe donc vers le conflit, voire la lutte des classes, le démos et la plèbe n’étant que les deux figures d’une même médaille. Le démos, ou le peuple assemblé à l’agora pour délibérer, n’est que la forme originelle de la plèbe, c’est-à-dire de la foule des petits salariés et des pauvres qui prennent la rue12

Pour sa part, le concept d’agoraphilie politique désigne une forte sympathie (philia signifie amour, en grec ancien) à l’égard du peuple assemblé dans le but de délibérer au sujet des affaires communes. Sous l’agoraphilie politique, l’égalité prévaut en principe, parce que chaque membre de la communauté doit pouvoir participer à la délibération à l’agora. Le pouvoir est donc un bien commun, le bien commun le plus important. Spinoza précise, par exemple, que dans une démocratie, « tous les habitants qui sont fils de citoyens […], tous — je le répète — peuvent se fonder sur la loi, pour réclamer le droit de vote à l’assemblée suprême »13. Cela dit, l’agoraphilie politique peut s’incarner sous la forme de deux régimes, soit la démocratie (directe), si la délibération aboutie à un vote majoritaire (le gouvernement de la majorité sur la minorité)14 ou l’anarchie, si la délibération est consensuelle (le gouvernement de tous par tous)15

Le peuple assemblé, objet d’amour de la part de l’agoraphilie politique, peut ici encore prendre la forme du démos, lorsqu’il délibère, ou de la plèbe, lorsque l’assemblée se transforme en rassemblement tumultueux, détournant des carnavals ou pratiquant l’insurrection et l’émeute. Cette plèbe turbulente est d’autant plus aimée que son action vise précisément à contester l’agoraphobie politique. Chez les commentateurs sympathiques à la plèbe, on parlera alors avec admiration d’« expérience plébéienne » qui produit une « brèche »16 dans l’ordre imposé par les dominants, de « démocratie sauvage »17 ou de « démocratie insurgeante »18, voire d’ anarchie.

Acte premier du débat : la capacité politique du peuple

 Le débat entre les deux positions peut avant tout apparaître comme une réflexion sur les capacités politiques du peuple et des élites, et les effets qu’entraîne un gouvernement par le peuple ou par une élite. Du côté de l’agoraphobie politique, il semble possible de dégager trois arguments principaux quant à l’inaptitude du peuple à (se) gouverner : (1) il serait irrationnel, ce qui fait (2) qu’il serait une proie facile pour les démagogues et (3) qu’il serait le sujet de divisions en factions qui défendent des intérêts particuliers (plutôt que le bien commun). De plus, dans la modernité occidentale, il serait tout simplement impossible de réaliser l’idée de l’agoraphilie politique puisque le corps souverain — la nation — est incapable de s’assembler physiquement, en raison de sa taille, et que l’individu moderne considère l’engagement politique comme une perte de temps et d’énergie19.

La première tâche de l’agoraphilie politique, à tout le moins dans nos sociétés occidentales depuis quelques siècles, est de déconstruire l’idée très répandue de l’agoraphobie politique qu’une élite est toujours préférable à une démocratie (directe) ou à l’anarchie. Dans cette lutte idéologique, l’agoraphilie politique renverse alors chacun des arguments avancés par l’agoraphobie politique.

Examinons en détail chacun des arguments avancés de part et d’autre.

Irrationalité

 Le principal argument qui justifie l’agoraphobie politique, et dont découlent les autres, veut que le peuple assemblé à l’agora ne soit pas apte à délibérer, car il est irrationnel. Écrivant au tout début de la modernité européenne, Jean Bodin explique que la nature « a faict les uns plus advisez et plus ingenieux que les autres » et « a aussi ordonné les uns pour gouverner, et les autres pour obeïr »20 Suite à l’accession des colonies britanniques d’Amérique du Nord à l’indépendance, James Madison affirmait que « dans toutes les assemblées nombreuses, et quelque en soient les caractères les composant, la passion n’échoue jamais à dérober le sceptre à la raison. Même si tous les Athéniens avaient été des Socrate, toute assemblée athénienne aurait néanmoins été une populace »21

La rationalité dont il est ici question fait référence à la vertu qui permet d’identifier, de défendre et de promouvoir le bien commun dans la mesure où les intérêts de tous les membres de la communauté sont considérés22. Du point de vue de l’agoraphobie politique, l’irrationalité des gens « ordinaires » peut se décliner sous trois formes.

(1) L’irrationalité fondamentale : les agoraphobes affirment que le peuple est par nature déterminé par ses émotions et ses désirs (il est sujet d’eros), plus que de la raison. Ses décisions sont prises de façon irréfléchie sous l’influence de certaines émotions (espoir, colère, peur, pitié, envie, prétention) et une seconde décision peut rapidement venir contredire la première, sous l’impulsion d’une autre émotion23

(2) L’incompétence politique : même si les gens peuvent être rationnels au sujet de certains aspects de leur vie (la consommation, le travail), ils restent irrationnels ou plus précisément incompétents en ce qui concerne la politique, dans la mesure où les affaires publiques sont trop complexes pour être appréhendées correctement par le peuple24 Certaines catégories sociales, comme les petits salariés, sont plus souvent que d’autres perçues comme n’ayant pas la capacité de comprendre les affaires publiques, puisque leur pensée est monopolisée par la gestion de leur quotidien. Robert Lowe, un Britannique du XIXe siècle, dira ainsi : « [p]arce que je suis un libéral […] je considère comme l’un des plus grands dangers […] la proposition […] de transférer le pouvoir des mains de ceux qui ont la propriété et l’intelligence à ceux dont toute la vie est consacrée par nécessité aux luttes quotidiennes pour l’existence »25 Les femmes sont également souvent considérées comme n’ayant pas de pensée autonome, confuses qu’elles seraient en raison de l’amour qu’elles portent à un homme ou à leurs enfants (plutôt qu’à la Cité), ou de la dépendance dans laquelle elles vivent à l’égard de leur époux, ou parce qu’elles sont absorbées dans la gestion des affaires domestiques et maternelles, ou encore parce que la taille de leur cerveau ou leur capacité crânienne, leur utérus ou leurs hormones les empêchent d’accéder à la raison.

(3) L’esprit de conformité : de peur d’être ridiculisé, marginalisé ou simplement exclu, un individu en assemblée peut avoir tendance à se conformer à la majorité. L’individu peut donc être rationnel en matières politiques, mais sentir à l’agora une pression telle que le conformisme social l’emportera sur la raison politique.

Selon les agoraphobes, seuls certains individus dotés d’un titre particulier (guerriers, prêtres, philosophes, propriétaires terriens, etc.) ne sont pas irrationnels ou incompétents en matière politique, si bien qu’ils ne sont pas considérés comme appartenant au peuple (à la populace) en raison de leur naissance (au sein de la noblesse, par exemple, ou de leur sexe masculin), de leur formation particulière (diplômes) ou leur position sociale (propriétés et richesses). Ces individus exceptionnels devraient gouverner le peuple irrationnel, qui doit se contenter de les admirer et de leur obéir26

En guise de riposte, l’agoraphilie politique peut répliquer que les gouvernants sont nécessairement animés par une passion irrationnelle : la soif du pouvoir et de la gloire. Machiavel rappelle que les dirigeants politiques, comme toute autre personne, sont à la fois raisonnables et passionnés.

Je conclus donc, contre l’opinion commune qui veut que le peuple, lorsqu’il domine, soit léger, inconscient et ingrat ; et je soutiens que ces défauts ne sont pas plus le fait des peuples que celui des princes. […] [C]ar un peuple qui commande et qui est réglé par des lois est prudent, constant, reconnaissant, autant, et même à mon avis plus, que le prince le plus estimé pour sa sagesse.27

Ici, Machiavel épingle au passage les auteurs agoraphobes qui prennent le parti des princes contre le peuple, rappelant que « [c]ette légèreté dont les écrivains accusent la multitude est aussi le défaut des hommes pris individuellement, et plus particulièrement celui des princes »28 Il note également que la passion qui habite l’élite est plus dangereuse que celle qui anime le peuple, car l’élite est obsédée par le désir de domination, alors que le peuple est habité par le désir de liberté. Les anarchistes du XIXe siècle reprendront cette idée sociologique selon laquelle la corruption guette les gouvernants du simple fait qu’ils occupent une position d’autorité. Pour Michel Bakounine, « le meilleur [des hommes], le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus pur se gâtera infailliblement et toujours à ce métier »29 Pierre Kropotkine ironise au sujet des « utopistes de l’autorité »30 qui imaginent les gouvernants moralement supérieurs aux gouvernés, et précise que « [l]oin de vivre dans un monde de visions et d’imaginer les hommes meilleurs qu’ils ne sont, nous [les anarchistes] les voyons tels qu’ils sont, et c’est pourquoi nous affirmons que le meilleur des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité »31

L’irrationalité de l’élite peut être vue, tout comme celle du peuple dans le discours de l’agoraphobie politique, comme relevant de trois phénomènes distincts. (1) L’irrationalité fondamentale : tous les êtres humains sont avant tout motivés par leurs émotions et leurs désirs ; cela est vrai aussi pour les gouvernants, dont les décisions prennent racine dans leurs émotions (espoir, colère, peur, pitié, envie, prétention, amour de soi, etc.). Un régime élitiste n’est donc pas plus rationnel qu’un régime populaire. (2) Rationalité politique minimale : même si les gouvernants peuvent être rationnels en prenant des décisions qui ne touchent pas la politique, leurs décisions politiques sont toujours déterminées par leur forte subjectivité, c’est-à-dire leur position de dominant. Leur objectif politique premier est de prendre le pouvoir et de le conserver, plutôt que d’identifier et promouvoir le bien commun. Il s’ensuit que l’élite n’est pas vertueuse, mais égocentrique, même si le bien commun et les intérêts de l’élite peuvent parfois se confondre. De plus, le simple fait pour l’élite d’être au sommet d’un système politique la rend sujette à une émotion particulière : la peur ou la haine du peuple. Toute élite souffre d’agoraphobie politique, de par sa position qu’elle occupe et cherche à se maintenir au sommet de la hiérarchie politique. Or cette agoraphobie politique est une émotion qui mine la rationalité de cette élite. (3) L’esprit de conformité : en réponse à la pression par les pairs, les membres d’une élite ont tendance à se conformer soit à l’opinion du plus grand des dirigeants (leur chef), soit à l’opinion majoritaire au sein de l’élite. Ce conformisme évite aux membres de l’élite d’en être exclus et leur permet d’assurer une solidarité entre eux, ce qui protège d’autant leurs privilèges et leur pouvoir collectivement et individuellement. C’est ainsi qu’on entend souvent le pouvoir s’exprimer d’une seule voix. Parce qu’ils ont peur d’apparaître comme ridicules aux yeux des personnes qu’ils dominent et exploitent (leurs sujets), les membres de l’élite tendent aussi à se conformer à l’image qui correspond aux attentes des personnes dominées32

Considérant ces formes d’irrationalité qui affectent le jugement politique d’une élite, l’agoraphilie politique propose que les organisations politiques soient horizontales, c’est-à-dire égalitaires, précisément parce que l’être humain tend à être irrationnel et égoïste aussitôt qu’il se retrouve à exercer une fonction d’autorité, soit dans une position qui l’encourage structurellement à abuser de son pouvoir personnel  33 

Démagogie

Selon les agoraphobes, la souveraineté politique du peuple assemblé à l’agora est illusoire puisqu’il tombe nécessairement sous l’emprise de démagogues. Il y a un lien logique entre la prétendue irrationalité d’un peuple assemblé et le phénomène de la démagogie. C’est bien parce que le peuple serait émotion plutôt que raison qu’il est une proie facile à la manipulation des démagogues. Jean Bodin va jusqu’à déclarer que les assemblées sont « sous la puissance des orateurs et harangueurs » à tel point que le peuple ne se gouverne qu’« en apparence ».34

Pour sa part, l’agoraphilie politique maintient que les gouvernants font usage de démagogie, en premier lieu pour persuader le peuple qu’ils défendent le bien commun, alors que leur préoccupation principale est de défendre leurs intérêts particuliers. Toutes les élites disposent, par définition, de ressources humaines, financières et administratives qui facilitent et augmentent l’efficacité de leur démagogie. Les subalternes ont pour leur part tendance à mentir au sujet de la valeur individuelle des membres de l’élite, les honorant à tout le moins en public, puisque c’est de leur supérieur hiérarchique que les subalternes peuvent s’attendre à des punitions ou des  « personnage adulé, comme l’est toujours un maître, qu’il soit empereur ou chef de bureau, risque fort d’être trompé, et par conséquent de ne jamais savoir les choses dans leurs proportions véritables »35 Conséquemment, la présence d’une élite politique qui dirige la communauté ne résout en rien le problème de la démagogie. En fait, elle peut même l’aggraver, à la fois parce que l’élite elle-même use de démagogie, et parce que le peuple peut être démagogue à l’égard de l’élite qui le gouverne.

Factions (et guerre civile)

Pour les agoraphobes, l’agora n’est rien de plus qu’une arène où s’affrontent les factions porteuses d’intérêts irréconciliables, et les citoyens appartenant à l’une ou l’autre de ces factions sont disposés à sacrifier la quête du bien commun pour promouvoir leurs intérêts sectaires. Cette rivalité peut mener à la guerre civile. Comme l’explique Noah Webster, au XIXe siècle, « les factions entraînent le désordre, la force, les passions animées par la rancœur, l’anarchie, la tyrannie, le sang et le massacre »36 La peur des factions prend généralement racine dans trois types de considérations :

(1) La guerre de classes : les agoraphobes présentent souvent la faction des pauvres comme la plus dangereuse, puisqu’elle est majoritaire, ce qui pourrait permettre aux pauvres de contrôler l’agora et d’y imposer opprimer politiquement la classe des propriétaires. Les agoraphobes plus progressistes peuvent pour leur part craindre que la classe la plus riche soit en position de contrôler l’agora de par le prestige que lui donne sa richesse. Si les conservateurs craignent que les pauvres imposent à l’agora une tyrannie de la majorité, les progressistes craignent que ce soit les plus nantis en capital financier et culturel qui s’imposent à l’agora, et que cette minorité domine au final la majorité.

(2) Croisade morale : les agoraphobes conservateurs prétendent que le peuple est au pire immoral, au mieux amoral, alors que certains agoraphobes progressistes affirment que le peuple tend naturellement au conservatisme moral (les pauvres seraient plus souvent que les riches racistes, sexistes, homophobe, pour la peine de mort, etc.). Conséquemment, agoraphobes conservateurs comme progressistes s’entendent pour affirmer qu’une élite moralement éclairée — conservatrice ou progressiste, selon le camp — est nécessaire pour promouvoir et imposer un ordre moral qui soit juste.

(3) Luttes identitaires : les agoraphobes conservateurs craignent que trop de groupes (les femmes, les jeunes, les homosexuels, les immigrants, les musulmans, etc.) monopolisent les délibérations à l’agora pour promouvoir leurs intérêts identitaires, reléguant de fait les hommes hétérosexuels à la peau beige37 dans une position minoritaire (ce que nous sommes quantitativement, en fait…). Les agoraphobes progressistes, pour leur part, s’inquiètent (tout au moins en Occident) que la minorité masculine hétérosexuelle à la peau beige ait le dernier mot à l’agora, nos mots ayant plus de poids en raison d’un excès de capital économique et culturel, alors que la voix des femmes, des immigrants et des « autres » et souvent sous-évaluée et méprisée dans l’espace public. Encore une fois, la solution serait d’éviter que le peuple s’assemble à l’agora, et de promouvoir une élite gouvernante éclairée qui saurait faire prévaloir le bien commun.

Pour sa part, l’agoraphilie politique constate qu’il y a dans tout régime élitiste au moins deux factions dont les intérêts sont en opposition : les gouvernants et les gouvernés. Toute élite gouvernante constitue de fait une faction qui s’appuie sur ses nombreux partisans, et sur une police et une armée pour maintenir sa domination sur le peuple. De plus, comme il est stratégiquement utile de « diviser pour régner », l’élite aura tendance à encourager les divisions au sein du peuple, de manière à profiter d’alliances avec certains groupes sociaux au détriment des autres, que l’élite considère plus dangereux. Enfin, l’existence, dans une société élitiste et hiérarchique, de positions officielles de pouvoir mène à l’émergence de factions au sein de l’élite elle-même, qui se lancent dans des luttes intestines pour ravir ces postes et s’y maintenir. Conséquemment, l’élitisme tel que proposé par l’agoraphobie politique comme moyen de remédier aux factions n’offre en fait aucune protection contre les factions, bien au contraire.

Modernité

Dans le contexte de la modernité occidentale, l’agoraphobie politique prétend que la taille démographique et géographique des entités politiques souveraines — les nations — rend impossible d’un point de vue pratique d’assembler le peuple à l’agora pour qu’il délibère et (se) gouverne. John Adams explique, dans Thoughts on Government, que « dans une grande société, occupant un vaste pays, il est impossible que le tout s’assemble pour faire les lois »38 Voilà la cause entendue. La modernité occidentale se devrait donc par défaut d’être du côté de l’agoraphobie politique, en raison des contraintes démographiques et géographiques qui seraient propres à notre époque39

                                                                                                 La partie Ouest de l’Agora

Le régime électoral libéral est présenté comme une alternative pratique à la démocratie (directe), impraticable dans le contexte de la modernité. La rhétorique avancée en vient à prétendre que le régime électoral incarne le même esprit et les mêmes principes que la démocratie (directe), soit un gouvernement du peuple par et pour le peuple. John Adams déclare ainsi que la législature élue « devrait être un portrait miniature parfait du peuple dans son ensemble, et devrait penser, sentir, raisonner et agir comme lui »40 et James Madison fait référence « au schème de la représentation comme substitut pour les assemblées des citoyens en personne »41. La comparaison devient finalement une équivalence, alors que la sphère publique moderne est identifiée comme l’équivalent de l’agora antique. Selon John Stuart Mill, « les journaux et les chemins de fer ont résolu le problème qui consistait à faire voter la démocratie en Angleterre, comme à Athènes, simultanément dans une agora »42. Cette conception d’un régime libéral représentatif pousse l’agoraphobie politique a réarticuler ses arguments contre l’inclusion de catégories sociales dans le processus électoral : des femmes, par exemple, il fut dit qu’elles ne devraient pas avoir le droit de voter, car elles sont irrationnelles, elles seraient victimes de démagogie et voteraient selon les vœux de ceux qui les manipulent (les curés, leur mari), elles fractionneraient par leur vote le corps politique (et même la famille).

En modernité, cela dit, l’agoraphobie politique peut adopter une posture « démophile »43, c’est-à-dire que les agoraphobes modernes expriment souvent une forte sympathie pour le peuple ou la nation. Ils prétendent que les élites gouvernent en fait au nom de la nation (chez les libéraux, les républicains et les fascistes) ou au nom des travailleurs (dans les régimes d’inspiration marxiste-léniniste), pour rappeler du même souffle.

De plus, il serait entendu que l’individu moderne n’est qu’« occupé de ses spéculations, de ses entreprises, des jouissances qu’il obtient ou qu’il espère, [et] ne veut en être détourné que momentanément et le moins qu’il est possible »44. Emmanuel Sieyès, lui-même un élu à l’époque de la Révolution française, déclarait candidement que « la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc de se nommer des représentants ; et puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s’y soumettre comme les autres »45 L’individu moderne serait donc agoraphobe, préférant être gouverné que de devoir (se) gouverner.

L’agoraphilie politique propose une toute autre conception de la modernité politique, rappelant tout d’abord que les contours des communautés politiques peuvent être modifiés, et relèvent de la volonté politique. D’ailleurs, l’histoire occidentale compte de très nombreux exemples de communautés dont la taille rend tout à fait possible, et même facile, d’appliquer les principes de l’agoraphilie politique : les assemblées municipales (town hall meetings) aux États-Unis, les communes saint-simoniennes en France, les soviets en Russie, les communes anarchistes en Espagne, les kibboutzim en Israël, sans compter les assemblées étudiantes et syndicales, les coopératives de logement et les squats, les communautés religieuses, les associations d’affaires, etc.46 Ces expériences démontrent qu’il importe, lorsqu’on analyse l’opposition entre l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques, d’observer ce que le peuple est réellement capable de faire en termes politiques, et ce qu’il fait en prenant collectivement des décisions assemblé à l’agora.

De plus, le discours agoraphobe au sujet de l’esprit moderne des citoyennes et citoyens qui accorderaient la priorité à leurs affaires privées tend à exagérer le temps et l’énergie qui doivent être consacrés par des citoyens dans une démocratie (directe) ou en anarchie. David Plotke, un philosophe politique contemporain, prétend que dans une démocratie participative, « tout le monde participe activement en décidant de tout ce qui est important pour leurs vies », avant de conclure que « toute personne ne peut pas toujours participer partout, et ce n’est pas toute personne qui placera la vie publique au-dessus des autres biens »47 Ces descriptions sont erronées, puisqu’il n’y a pas, en démocratie (directe) ni en anarchie, d’assemblée générale tous les jours (tout comme les parlements libéraux ne siègent pas en permanence), et personne n’est obligé de participer à toutes les assemblées. L’agoraphilie politique propose par ailleurs le plus souvent de transformer les rapports sociaux pour que du temps et de l’espace soient dégagés pour permettre la participation politique, puisqu’elle est essentielle à la réalisation de la liberté et de l’égalité politiques. Cette participation politique est aussi souvent synonyme de liens socio-affectifs significatifs. Il n’y a pas de séparation si nette que le laissent entendre les agoraphobes entre la vie publique et la vie privée : on peut très bien aller à l’agora avec des amis, des amants, des amoureux, des collègues, ou encore y tomber amoureux ou y brasser des affaires.

Le philosophe Jean-Jacques Rousseau ironisait déjà au XVIIIe siècle à l’idée qu’il fallait accepter la représentation politique pour éviter d’avoir à participer soi-même à la vie politique.

Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine. […] Faut-il aller au conseil ? Ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre. […] Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous un mauvais gouvernement nul n’aime à faire un pas pour si rendre ; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait […] et qu’enfin les soins domestiques absorbent tout48

En fait, le désir d’engagement dans les affaires communes n’est pas étranger à l’expérience moderne : en Occident, des millions d’individus « modernes » se sont engagés politiquement dans des partis politiques, des syndicats, des associations, ou ont assisté à des conférences et des débats publics et à des manifestations. Dans plusieurs cas, cet engagement pouvait attirer des ennuis judiciaires et des représailles plus ou moins brutales. Et pourtant…

Acte deuxième du débat : la question du pouvoir

Le premier acte du débat entre l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques, au-delà des arguments avancés de part et d’autre, ne permet pas d’atteindre le nœud du problème, à savoir la question du pouvoir. Ces deux positions représentent deux forces engagées dans une lutte politique réelle, déjà évoquée chez Machiavel, pour qui « en toute cité on trouve […] deux humeurs différentes », soit celle de domination et celle de liberté, « desquelles la source est que le populaire n’aime point à être commandé ni opprimé des plus gros. Et les gros ont envie de commander et opprimer le peuple »49  Ces propos, discutés aujourd’hui chez des partisans du peuple50. trouvaient déjà écho chez les anarchistes du XIXe siècle. Charlotte Wilson, par exemple, explique que la nature humaine est traversée par deux forces contradictoires, soit deux « instincts sociaux », celui de la domination et celui de l’« autoaffirmation » égalitaire et solidaire51 Selon Pierre Kropotkine, « [à] travers toute l’histoire de notre civilisation, deux traditions, deux tendances opposées, se sont trouvées en présence : […] la tradition autoritaire et la tradition libertaire. Entre ces deux courants, toujours vivants, toujours en lutte dans l’humanité — le courant populaire et le courant des minorités assoiffées de domination politique et religieuse — notre choix est fait »52 L’opposition est permanente entre humeur de domination et humeur d’émancipation. Cette opposition n’est donc pas dialectique, puisqu’elle ne peut être transcendée dans une synthèse. Une communauté peut, au mieux, limiter au maximum l’expression de l’humeur de domination dans ses structures et ses relations sociales. Il faut alors que le peuple ait un pouvoir qui lui permettra de résister aux grands et aux personnes animées par des ambitions de domination.

                                                                                    La partie centrale de l’Agora

L’argument premier de l’agoraphilie politique est donc que le peuple doit (se) gouverner pour que la liberté et l’égalité existent. Dans un monde organisé selon le principe de l’agoraphobie politique, point de liberté ni d’égalité et le peuple se trouve dominé par une élite. Cela dit, de part et d’autre, la question du pouvoir est centrale, car le peuple aussi veut le pouvoir.

En effet, le peuple ayant soif d’autonomie veut lui aussi le pouvoir pour le pouvoir, mais comme un bien commun. C’est d’ailleurs lorsqu’il exerce le pouvoir collectivement que le peuple est libre et que règne l’égalité. Il s’agit — en principe — d’un pouvoir libérateur et égalitaire, un pouvoir sans hiérarchie ni rapports de domination. Dans un passage de La république des Athéniens (attribué généralement à Xenophon)53 il est précisé que « [c]e que le peuple veut, ce n’est pas tant un État bien gouverné où il soit esclave, mais un État où il soit libre et commande. Que les lois soient mauvaises, c’est le moindre de ses soucis ; car ce que vous regardez comme un mauvais gouvernement, c’est ce qui lui procure à lui la force et la liberté »54.Incapable de revendiquer le pouvoir comme un privilège associé à un titre, le peuple brandit la bannière de l’égalité pour se prévaloir du pouvoir, collectivement.

Mais qui est le peuple ?

 Même lorsque le peuple se débarrasse de ses dirigeants et neutralise les grands, les jeux de pouvoir et le désir de domination ne disparaissent pas de la communauté. Les féministes, les antiracistes et les anarchistes ont particulièrement réfléchi à cet apparent paradoxe de communautés politiques prônant l’égalité mais qui se trouvent dans les faits aux prises avec des individus ou des groupes qui cherchent à y imposer leur domination. Du côté des anarchistes, on sait que les deux humeurs de domination et d’émancipation traversent non seulement la société en s’incarnant dans l’une ou l’autre classes (grands ou petits), mais aussi les individus de chacune des classes55Comme chaque être humain est habité par ces deux humeurs, personne n’est ni bon ni mauvais ; c’est l’organisation sociale et la position politique que l’on occupe ainsi que les luttes sociales et l’influence de la socialisation et de l’éducation qui détermineront si l’une ou l’autre humeur l’emporte56 Cette perspective permet de mieux comprendre pourquoi le peuple peut à la fois prôner l’égalité et chercher à dominer (les femmes, par exemple), mais aussi pourquoi quelques grands se rangent du côté du peuple pour défendre le principe d’autonomie et plusieurs petits du côté des grands pour défendre le principe de domination.

Le « peuple » n’est jamais donné a priori, mais il est toujours l’enjeu d’une construction sociale quant à la détermination des normes d’inclusion et d’exclusion, qui se modifient selon des rapports de pouvoir57. Dans le peuple, plusieurs peuvent désirer exercer individuellement et collectivement du « pouvoir sur ». C’est alors que des catégories politiques apparaissent, comme les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes, les pauvres et les riches, les athées et les croyants, les immigrants et les autochtones, etc. Ces divisions du social ont un sens politique dans la mesure où certains veulent dominer d’autres membres du peuple, c’est-à-dire les exclure du partage égalitaire du pouvoir. Ces catégories sociales sont avant tout des classes qui entretiennent un rapport hiérarchique, c’est-à-dire inégalitaire ; ces catégories sont constituées en classes par ce rapport de pouvoir inégalitaire 58

Les hommes peuvent être politiquement schizophrènes, et désirer pour eux la liberté et l’égalité, tout en désirant dominer les femmes. Ce paradoxe n’est qu’apparent, puisque l’enjeu principal reste le pouvoir conçu entre hommes comme « pouvoir avec » les autres hommes et « pouvoir sur » les femmes, exercé par les hommes individuellement et collectivement. C’est ainsi que l’agoraphilie politique dans la Grèce antique était compatible avec l’exclusion et la domination des femmes par les hommes. C’est encore ce que proposaient des philosophes célèbres pourtant associés à l’agoraphilie politique, comme Spinoza et Proudhon, partisans d’une inégalité politique entre les hommes et les femmes, voire d’une domination des premiers sur les secondes.

Spinoza est admiré par plusieurs philosophes contemporains pour avoir pensé de façon radicale la démocratie. Or ses justifications quant à l’oppression des femmes ne sont pas discutées ni réfléchies par ces commentateurs59 et c’est bien dommage : y porter attention permet de dégager une compréhension plus complexe de l’agoraphilie politique, qui trouve à s’incarner dans des pratiques et des modes d’organisation qui ne sont pas exempts d’agoraphobie politique. Ses intentions politiques relèvent bien d’une volonté d’assurer aux hommes un pouvoir sur les femmes, dans une perspective où les deux sexes forment deux classes en conflit. Spinoza affirme candidement que « les femmes sont au pouvoir de leurs maris », et il se plaît de voir les hommes « régner » et les femmes « subir leur domination », puisque « [d]e cette façon, les deux sexes connaissent la paix »60. Au sujet de l’exercice du pouvoir en commun, Spinoza précise qu’« il est impossible que les deux sexes assurent ensemble le gouvernement de l’État » parce que « si les hommes et les femmes assumaient ensemble l’autorité politique, la paix aurait beaucoup à souffrir de cette probabilité permanente de conflit »61. Cette « paix », c’est bien celle que les grands prétendent protéger lorsqu’ils dominent les petits, et que les petits subissent comme une « tyrannie ». Il s’agissait bien d’affirmer chez Spinoza un conflit politique entre classes de sexe, et de justifier une domination des hommes sur les femmes.

Même logique politique chez l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon, qui justifie la « subordination de l’épouse à l’époux dans le mariage », alors que le « devoir de la femme est de reconnaître cette puissance, d’en réclamer les actes, de la provoquer, de la servir, de s’y dévouer »62  Ici encore, il s’agit de distinguer deux classes de sexe et de justifier un rapport politique inégalitaire, les hommes pouvant aspirer à l’émancipation politique, alors que les femmes doivent se contenter de la sphère domestique. Parce que Proudhon cherche à préserver « la paix domestique », il faut « prévenir toute insurrection de la part du sexe faible »63  et choisir « plutôt la réclusion que cette prétendue émancipation pour la femme »64 Proudhon explique que l’homme est un être du « dehors » et la femme du « dedans », ce qui signifie que l’anarchiste se révèle agoraphile face aux hommes mais agoraphobe face aux femmes. Il l’exprime d’ailleurs explicitement, lorsqu’il parle de « l’assemblée générale » où la voix de la femme peut bien être « entendue », mais à condition que celle de l’homme ait plus de deux fois plus de poids65 Proudhon se rétracte plus tard en affirmant qu’il convient tout simplement d’exclure les femmes de l’assemblée, pour préserver en fait la domination de l’homme sur son épouse. À « [s]upposer que la femme puisse exprimer dans l’assemblée du peuple un vote contraire à celui de son mari ; c’est les supposer en désaccord et préparer leur divorce » et c’est dans tous les cas « dégrader la virilité »65  La participation des femmes à la vie publique entraînerait donc une guerre civile dans la famille, car « [i]l est bien difficile que celle qui prend la parole devant l’assemblée n’ait pas le verbe un peu plus haut dans le ménage »66 Voilà qui confirme chez Proudhon sa volonté d’exclure les femmes des assemblées publiques, soit donc la justification d’une agoraphobie politique sexiste. En débat avec Proudhon, Jenny P. d’Héricourt affirme en 1860 que « tant que l’homme et la femme ne seront pas égaux, la femme est en droit de considérer l’homme comme son tyran et son ennemi »67 Les réflexions problématiques de philosophes progressistes célèbres qui affirment que les hommes doivent dominer les femmes sont presque toujours évacuées chez les commentateurs qui leur sont sympathiques. Cet oubli ou cette dissimulation empêche de restituer la complexité d’une pensée politique qui veut à la fois l’autonomie et la domination, ou plus précisément qui veut une autonomie dominatrice, posture qui est finalement très commune dans l’histoire occidentale. Jenny P. d’Héricourt souligne que les discours qui viennent justifier la volonté de domination des hommes sur les femmes ne sont pas exceptionnels et qu’ils rappellent évidemment les discours de justification de toutes les dominations :

[c]e sont les maîtres, les nobles, les blancs, les hommes qui ont nié, nient et nieront que les esclaves, les bourgeois, les noirs, les femmes sont nés pour la liberté et l’égalité 68

L’égalitarisme du peuple n’est donc pas nécessairement dépourvu de relations de domination (pouvoir sur) lorsque ce n’est qu’une catégorie de sans titre qui prétend jouir du titre de citoyen pour exercer le pouvoir sur les « autres ».

Même au sein d’institutions égalitaires où femmes comme hommes peuvent participer, les voix de différents groupes ont plus de force que d’autres. Les féministes ont bien démontré que dans une société où les rapports sociaux entre les hommes et les femmes sont inégalitaires (argent et propriété, postes d’autorité et fonctions prestigieuses, répartition des tâches domestiques et parentales, violence psychologique et physique, etc.), comme l’Occident à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, la parole de l’homme est généralement considérée comme plus crédible que celle des femmes, aussi bien pour les autres hommes que pour les femmes69 C’est pour cela que les mouvements progressistes sont si régulièrement le lieu de luttes politiques où des sans titre — femmes, indigènes, immigrants, etc. — confrontent directement leurs dominants qui se prétendent leurs alliés, exigent de pouvoir s’assembler en non-mixité et proposent des rituels et des procédures pour assurer une égalité entre sans titre.

Retour sur la rationalité politique du peuple

La réflexion proposée ici mériterait évidemment bien des nuances, et surtout des discussions plus ciblées selon les œuvres de philosophes spécifiques, ou encore selon des époques et des lieux précis. Il conviendrait aussi de mieux distinguer les rapports entre le demos et la plèbe, mais aussi entre la démocratie (directe) et l’anarchie, pour évaluer comment l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques y réagissent différemment. Il serait important aussi de quitter la culture livresque pour chercher à savoir ce que le demos lui-même pense de ce débat entre l’agoraphobie et l’agoraphilie politique. Bref, il s’agissait ici d’un exercice exploratoire, mais l’espace dégagé permet de conclure que l’agoraphilie politique sait que le peuple est capable de philosopher, d’identifier le bien commun ou à tout le moins de (se) gouverner pour défendre sa liberté.

En fait, la proposition de l’agoraphobie politique d’exclure le peuple des délibérations politiques est politiquement dangereuse et moralement désastreuse. Politiquement dangereuse pour le peuple, bien sûr, puisqu’il n’y a aucune assurance que ses intérêts (le bien commun) soient pris en considération si le processus de décision est monopolisé par une élite. Moralement désastreuse, puisque participer aux délibérations publiques développe un sens civique, c’est-à-dire une meilleure compréhension des enjeux importants pour la communauté54 Ce que les agoraphobes font — consciemment ou non — en excluant le peuple des délibérations, c’est de le priver du processus qui pourrait lui permettre de se développer sur le plan de la moralité publique et de l’intelligence politique70

La capacité réflexive de développer une pensée politique est d’autant plus grande que le peuple se dote d’espaces délibératifs, d’agoras où développer cette pensée politique collective, et y effectuer des va-et-vient entre la pensée, la parole et l’action. Le peuple a donc la capacité de penser et de philosopher au sujet des affaires publiques. Il en a d’ailleurs souvent conscience et il ne s’en prive pas, même s’il n’y a pas d’agora formelle et si l’élite et les agoraphobes préfèrent le plus souvent ne pas entendre le peuple, ou prétendre ne discerner que du bruit. Il s’agit néanmoins d’une philosophie réelle qui s’exprime et produit du politique, résultat d’une pensée enracinée dans la raison et l’émotion, et inspirée de valeurs comme la liberté et l’égalité.

Que cette vérité ait été si souvent ignorée par les philosophes politiques les plus connus semble indiquer que le débat qui oppose l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques est aussi une lutte pour déterminer qui doit dominer dans le champ de la philosophie politique, qui doit gouverner la pensée politique : une élite de quelques philosophes, ou le peuple ? La pensée politique est-elle un bien commun, ou le monopole de quelques « grands esprits » ?

…………………………………………………………………………………………………………………………….

Source : la première publication de cet article a eu lieu dans le numéro 15 (« La Haine ») de Variations, le 1er mars 2011, pp. 49-74.  Référence électronique : Francis Dupuis-Déri, « Qui a peur du peuple ?», Variations [En ligne], 15 | 2011, mis en ligne le 01 février 2012, consulté le 03 juillet 2020. URL:http://journals.openedition.Org/variations/93; DOI: https://doi.org/10.4000/ variations.93.

Autorisation accordée par l’auteur de diffuser cet article dans Site avec Vue le 16 Juillet 2020.

……………………………………………………………………………………………………………………………

Note de l’auteur : Ce texte est le résultat de recherches menées au département de science politique du Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.), lors d’un stage postdoctoral (financé par le CRSH). Une première version de ce texte a d’ailleurs été présentée et discutée au « Political philosophy workshop » du M.I.T. L’auteur tient à remercier Joshua Cohen et Archon Fung pour leurs commentaires sur des versions préliminaires.

……………………………………………………………………………………………………………………………

[*] Francis Dupuis-Déri est un professeur canadien québécois. Il détient un doctorat en science politique de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) à Vancouver. Depuis 2006, il enseigne au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est l’auteur, parmi d’autres, des livres Démocratie : Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France (Lux, 2013) et La peur du people : Agoraphobie et agoraphilie politiques (Lux, 2016). Il est également essayiste, romancier et journaliste.

……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..

Notes et Références

  1. N. Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live », Machiavel, Le Prince et autres textes, Paris, Gallimard, 1980, p. 201 (livre I, ch. LVIII)
  2. P. Kropotkine, L’Anarchie, Paris, De Sandre, 2006 [1896], p. 41-42.
  3. Marion Gret, Yves Sintomer, Porto Alegre : L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte.
  4. Plutôt que de proposer des nouveaux concepts, j’aurais pu utiliser des expressions comme «antidémocratisme» et «prodémocratisme». Malheureusement, le terme «démocratie» est depuis trop longtemps un «concept essentiellement contesté» (pour reprendre l’expression de W.B. Gallie) et il peut aujourd’hui être amalgamé à un très (trop) grand nombre de qualificatifs : antique, associative, chrétienne, cyber, directe, électorale, libérale, locale, de marché ou de consommateurs, moderne, participative, populaire, représentative, sociale, etc. Dans la mesure où le mot «démocratie» évoque maintenant tout et son contraire, nous avons besoin de nouveaux concepts pour clarifier les enjeux du débat (sur l’histoire politique du mot «démocratie», voir F. Dupuis-Déri, «The political power of words : The birth of prodemocratic discourse in the 19th century in the United States and France», Political Studies, vol. 52, no3, 2004 et «L’esprit anti-démocratique des fondateurs de la ‘démocratie’ moderne», Agone, no22, 1999).
  5. Anna Kruzynski, «De l’Opération SalAMI à Némésis: Le cheminement d’un groupe de femmes du mouvement altermondialiste québécois», Recherches féministes, vol. 17, no2, 2004, p. 251. Variations 15 (2011)
  6. Au sujet de l’histoire de ces concepts, voir (pour «nation») Liah Greenfeld, Nationalism : Five Roads to Modernity Cambridge, Harvard University Press, 1992; (pour «multitude») Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude :Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Montréal-Paris, Boréal/La Découverte, 2004 ; (pour «plèbe») Martin Breaugh, L’expérience plébéienne : Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot-Rivages, 2007.
  7. Gérard Bras, Les ambiguïtés du peuple, Nantes, Pleins Feux, 2008, p. 11. La signification du mot «peuple» n’est pas consensuelle et a évolué dans le temps. Pour d’autres perspectives, voir Edmund S. Morgan, Inventing the People: The Rise of Popular Sovereignty in England and America, New York, W.W. Norton & Company, 1988; Ernesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2004.
  8. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.
  9. Marcel Detienne, «Pratiques d’assemblées aux formes du politique: Pour un comparatisme expérimental et constructif entre historiens et anthropologues», M. Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole? Paris, Seuil, 2003, p.17-18. »
  10. Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975 et J.S. McClelland, J. S., The Crowd and the Mob: From Plato to Canetti, Londres, Unwin Hyman, 1989
  11. Platon, La République [livre VIII—557a], Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 316. Voir aussi Aristote, Politiques [livre III—8] et Jacques Rancière, La Mésentente : Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p.31.
  12. M. Breaugh, op. cit.
  13. Spinoza, Traité de l’autorité politique, Paris, Gallimard, 1954 (ch. XI, § 1)
  14. David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, LUX, 2006, p.141.
  15. .F. Dupuis-Déri, «L’anarchie dans la philosophie politique : réflexions anarchistes sur la typologie traditionnelle des régimes politiques», Ateliers de l’éthique, vol. 2, no 1, 2007.
  16.  L’action de la plèbe représente «une irruption événementielle qui rompt provisoirement l’ordre de la domination» (M. Breaugh, op.cit., p. 22).»
  17. Concept de Claude Lefort, discuté par Miguel Abensour, «“Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie”», M. Abensour, La démocratie contre l’État : Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p.165.»
  18. « La démocratie n’est pas un régime politique », c’est « une action, une modalité de l’agir politique, spécifique en ce que l’irruption du démos, du peuple sur la scène politique, dans l’opposition à ceux que Machiavel appelle les “Grands”, lutte pour l’instauration d’un état de non-domination dans la cité » (M. Abensour, « “Démocratie insurgeante” et institution », M. Breaugh, F. Dupuis-Déri [dir.], La démocratie au-delà du libéralisme : Perspectives critiques, Outremont, Athéna/ Chaire Mondialisation-citoyenneté-démocratie, 2009).
  19. Benjamin Constant, «De la liberté des anciens comparée à celle des modernes», B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, Paris, GF-Flammarion, 1986 (1819), p. 265-291. Seyla Benhabib propose une liste différente de « quatre problèmes associés au principe d’un corps de citoyens souverain et délibérant : (a) l’identité du corps politique, (b) la complexité sociale, (c) la rationalité des procédures, (d) le mythe de la souveraineté démocratique et du constitutionnalisme » (S. Benhabib, The Reluctant Modernism of Hannah Arendt, Londres, SAGE Publications, 1996, p.205)
  20. Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Fayard, 1986, p.148 (VI, ch. IV).»
  21. James Madison, Alexander Hamilton, John Jay, The Federalist Papers, New York, Penguin Books, 1987, p. 336. Poussant plus avant l’argument, il continue dans le chapitre LXVIII: «quelle angoisse amère le peuple d’Athènes n’aurait-il pas évité si son gouvernement avait compté des garde-fous contre la tyrannie de ses propres passions» (p.371).».
  22.  Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 1995, p. 137 [1re partie, livre IV, ch. 5]. C’est aussi la perspective de philosophes politiques contemporains qui discutent de l’éthique délibérative, dont Joshua Cohen et Jürgen Habermas
  23. Selon moi, la pensée et la volonté politiques sont le résultat d’un amalgame des raisons et des émotions
  24. Thomas Christiano, The Rule of the Many : Fundamental Issues in Democratic Theory, Coulder, Westview, 1996, p.5.
  25. Dans Albert O. Hirschman, The Rhetoric of Reaction: Perversity, Futility, Jeopardy, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press. 1991, p. 94
  26. B. Constant, op. cit.; John Stuart Mill, «Considerations on Representative Government», J.S. Mill, Utilitarism, Londres, Dent, 1972, p. 282; Emmanuel Sieyès, «Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale», François Furet et Ran Halévi (dir.), Orateurs de la Révolution française : Les Constituants, Paris, Gallimard, 1989, p.1025. Voir aussi C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism: Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 1962, p. 123-12.
  27. Machiavel, «Les discours», p. 201 et p. 203 (ch. LVIII).
  28. Idem.,p.201
  29. Cité par Emmanuel Mounier, 1966, Communisme, anarchie et personnalisme, Paris, Seuil, 1966, p. 114.
  30. P. Kropotkine, op. cit., 2006 [1896], p.40
  31. Idem., p. 39.
  32. George Orwell, « Shooting an Elephant », G. Orwell, Inside the Whale and Other Essays, Harmondsworth, Penguin, 1962, p. 95-96.
  33.  John P. Clark, « What is anarchism? », Nomos, no XIX, 1978, p. 10.
  34. J. Bodin, Les six livres de la République, 156-157 (livre VI, ch. IV).
  35. J. Bodin, Les six livres de la République, 156-157 (livre VI, ch. IV).
  36. Noah Webster, « On faction », de « The Revolution in France », New York, 1794 (dans E. Sandoz [dir.], Political Sermons of the American Founding Era 1730-1805, Indianapolis, Liberty Fund, 1991, p. 1284).
  37. Je préfère désigner comme « beiges » ceux et celles que l’on désigne généralement comme « blancs » ou « blanches », car leur épiderme est plutôt beige (ou plutôt rosé ou jaune, ou même gris, quand on passe trop de temps enfermé devant un ordinateur…) que réellement « blanc », une identification qui a surtout pour fonction de magnifier la « couleur », et donc l’identité raciale.
  38. Dans C.S. Hyneman, D.S. Lutz (dir.), American Political Writing During the Founding Era 1760-1805, I, Indianapolis, Liberty Press, 1983, p. 403.
  39. Voir aussi, parmi d’autres : Montesquieuop. cit., p. 331 [2e partie, livre XI, ch. 6] ; J.S. Mill, op. cit., p. 217-218.
  40. Dans H.F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 40.
  41. J. Madison, A. Hamilton, J. Jay, op. cit., p 324
  42. J. S. Mill, « de Tocqueville on Democracy in America[II] », Collected Works, no 18, Toronto, Toronto University Press, 1977, p. 165
  43. Voir Giovanni Sartori, The Theory of Democracy Revisited, Chatham, Chatham House Publishers, 1987, p. 474-479.
  44. B. Constant, op. cit., p. 273
  45. E. Sieyès, op. cit., p. 1025.
  46. Voir John Clark, « The microecology of community », Capitalism, Nature, Socialism, vol. 15, no 4, 2004. Au sujet des processus délibératifs dans les mouvements sociaux, voir: Francesca Polletta, Freedom Is an Endless Meeting: Democracy in American in Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
  47. David Plotke, « Representation is democracy », Constellations, vol. 4, no 1, 1997, p. 23 [je souligne]. Dans la même veine, George Kateb déclare : « La vie de la démocratie directe est la vie de la citoyenneté publique qui absorbe complètement et continuellementet qui est ressentie comme une obligation pour tous et toutes » (« The Moral distinctiveness of Representative Democracy », Ethics, vol. 91, no 3, 1981, p. 53). Voir aussi: Michael Walzer, « A Day in the life of a socialist citizen », M. Walzer, Obligations: Essays on Desobedience, War and Citizenship, Cambridge, Harvard University Press, 1970, p. 25; et les propos d’Oscar Wilde (dans J. Wolff, An Introduction to Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 102).
  48. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 133-134 et p. 136.
  49. Machiavel, « Le Prince », Machiavel, Le Prince et autres textes, Paris, Gallimard, 1980, p. 74 (ch. IX).
  50. Entre autres : Martin Breaugh et Claude Lefort
  51. Charlotte Wilson, « Anarchism », Robert Graham (dir.), Anarchism : A Documentary History of Libertarian Ideas, Montréal, Black Rose Books, 2005 [1886], p. 128.
  52. Pierre Kropotkine, L’État — son rôle historique, Marseille, Le Flibustier, 2009, p. 95.
  53. Voir P. Chambry, « Notice », Xénophon [ ?], « La république des Athéniens », dans Xénophon, LAnabase, Paris, Garnier Frères, 1954, 501-508.
  54. Xénophon [?], op. cit., p. 511
  55. Michel Bakounine, Théorie générale de la Révolution, Paris, Nuits rouges, 2001, p. 295.
  56. Judith Suissa, Anarchism and Education: A Philosophical Perspective, Oakland, PM Press, 2010, p. 25-37; David Hartley, « Communitarian anarchism and human nature », Anarchist Studies, vol. 3, no 2, 1995, p. 145-164.
  57. Robert A. Dahl, Democracy and its Critics, New Haven-London, Yale University Press, 1989
  58. Voir, à ce sujet, les travaux éclairants de Christine Delphy, « Préface : Critique de la raison naturelle », C. Delphy, L’ennemi principal — 2 « Penser le genre », Paris, Syllepse, 2001, p. 25-33.
  59. Au mieux l’excusera-t-on en évoquant la misogynie de son époque, posture doublement problématique : on le glorifie pourtant pour avoir pensé hors de son temps et on évacue les réflexions de son époque qui remettaient en question la domination des hommes sur les femmes et défendaient l’égalité des sexes (voir Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes : Une philosophie oubliée du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001). Antonio Negri lui consacre un ouvrage (L’Anomalie sauvage : Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, Presses universitaires de France, 1982). Voir aussi Laurent Bove, « De l’étude de l’État hébreu à la démocratie : La stratégie politique du conatus spinoziste », Philosophiques, vol. 29, no 1, 2002, p. 107-119. Étienne Balibar propose un long commentaire (« Spinoza, l’anti-Orwell : La crainte des masses », É. Balibar, La crainte des masses : Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 57-99) dans lequel il annonce voir chez Spinoza « une puissance critique et une capacité constructive singulières » [p. 58]. Cela dit, dans d’autres textes, Balibar intègre à ses réflexions critiques l’inégalité entre les hommes et les femmes (La proposition de l’égaliberté, Paris, PUF, 2010),
  60. Spinoza, Traité de l’autorité politique, Paris, Gallimard, 1954, p. 231
  61. Ibid., p. 232
  62. Pierre-Joseph Proudhon, La pornocratie, Paris, L’Herne, 2009, p. 55
  63. Ibid., p. 55
  64. Ibid., p. 63
  65. Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l’Église, vol. IV, Paris, Fayard, 1990, p. 1970.
  66. P.-J. Proudhon, La pornocratie, Paris, L’Herne, 2009, p. 80
  67. Jenny P. d’Héricourt, La femme affranchie : Réponse à MM. Michelet, Proudhon, É de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes, vol. 1, Bruxelles, A. Lacroix, Van Meenen., 1860, p. 136.
  68. Ibid., p. 137
  69. Margaret Kohn, « Language, Power, and Persuasion : Toward a Critique of Deliberative Democracy », Constellations, vol. 7, no 3,408-429, 2000 ; Carole Pateman, « Feminism and Democracy », G. Duncan (dir.), Democratic Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Lynn M. Sanders, « Against deliberation », Political Theory vol. 25, no 3, 1997 ; Iris Marion Young, « Communication and the Other : Beyond Deliberative Democracy », S. Benhabib (dir.), Democracy and Difference : Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Corinne Monnet, « La répartition des tâches entre les hommes et les femmes dans le travail de la conversation », Nouvelles Questions Féministes, vol. 19, 1998.
  70. Voir Carole Pateman, Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 22-44.